Petit historique de la vigne en Savoie
AVANT NOTRE ÈRE
Les plus anciennes traces pouvant laisser supposer la présence de la vigne dans les Alpes françaises remontent au néolithique ; des agglomérats de pépins de raisin datés de 6 000 ans ont été retrouvés sur un site lacustre du lac Léman ; d’autres témoignages plus récents (-5 000) ont été découverts sur les rives du lac d’Annecy. Mais rien ne peut affirmer la connaissance de la fermentation dans la région à ces époques.
Bien que les plus anciens témoignages écrits remontent au 1er siècle de notre ère, certains attestent de la présence de la vigne et du vin avant l’arrivée des romains. Columelle, naturaliste romain, évoque l’existence du vinum allobrogicum lors de l’arrivée des troupes romaines en Allobrogie (Vienne, Rhône) en -120. Celse l’avait déjà cité en 20 dans un traité de médecine, Pline le confirme en 71. Pourtant, Virgile n’en faisait pas allusion au siècle précédent.
Un peu plus à l'est, dans le Burgenland (Alpes orientales d’Autriche), la culture viticole y était déjà renommée en -700. Côté italien, les Salasses (tribu du Val d’Aoste) produisaient du vin avant l’arrivée des troupes romaines du consul Terenzio Verone (-25).
Ces vignobles se développèrent sur les coteaux les mieux exposés (adrets) des grandes voies de communications alpines (haute vallée du Rhône, Tarentaise, Maurienne, Combe). Ils participèrent aussi au développement des principales cités, Genua (Genève), Boutae (Annecy), Darentasia (Moutiers), Condate (Seyssel), Axima (Aime), Martigny (Octudurus). L’arrivée du christianisme affirmera l'emplacement de ces villes et des vignobles.
DE L'ÈRE CHRÉTIENNE AU RATTACHEMENT À LA FRANCE (1860)
La christianisation des Alpes débute au 4ème siècle. L’importance du vin dans les services de l’Eglise (messe, communion, hospitalité, médecine) détermine l’installation des principaux diocèses dans les cités romaines possédant des vignes à proximité (Genève, Grenoble, Moutiers, Aoste). Au 10ème siècle, l’arrivée des monastères accentue le développement de la viticulture (le monastère d’Agaune dans le Valais possède des vignes à Morgex, celui de Novalaise en Italie contrôle de nombreux vignobles de Savoie, les vignes de Monterminod dépendent de l’abbaye de Cluny). Les moines augustins de Saint-Bernard de Menthon installent des hospices sur les principaux points de passages alpins (cols) ; leur besoin en vin est important pour accueillir et réconforter les voyageurs, aussi bien le pape que le commerçant.
Les troubles de la fin du 1er millénaire (invasions diverses, guerres locales) ne remettent pas en cause ce développement. Bien au contraire ! La concentration des vignobles profite aux seigneurs féodaux et au clergé. Ce dernier, favorisant l’essor qualitatif des vignes et du vin, s’octroie les meilleurs coteaux. Les paysans travaillent des parcelles en fermage ou en métayage, partageant la récolte avec les propriétaires.
L’essor de la bourgeoisie au 14ème et 15ème siècles dynamise encore plus l’extension des vignobles autour des villes. La paysannerie de l’ubac dispose aussi de ses vignes sur les adrets. Chacun voue beaucoup de passion à sa vigne et à son vin. Le vin sort du domaine sacramental et devient une boisson de consommation courante. Une gabelle du vin est instaurée en 1567 pour les cabaretiers et débitants en vin.
L’établissement de la mappe sarde à partir de 1730 met en évidence l’importance de la vigne dans l’occupation des sols en Savoie. Le cadastre donne une répartition précise des surfaces occupées ; dans la Combe, les meilleurs coteaux appartiennent en majorité à la noblesse et au clergé, alors que dans les vallées, cette tendance s’inverse au profit des roturiers, avec une prédominance de la bourgeoisie dans les vignobles proches des agglomérations (Saint Jean de Maurienne, Moutiers).
Bien que la superficie des vignes soit identique en Tarentaise et en Maurienne (~1 500 ha), on note une moindre parcellisation dans cette dernière, laissant présumer d’une activité viticole à vocation économique, relative à l’importance de la circulation dans cette vallée.
L’entrée provisoire de la Savoie dans la république française en 1792 amène la redistribution des biens de l’Eglise et de la noblesse au peuple, essentiellement à la bourgeoisie. L’essor démographique et économique du 19ème siècle contribue à l’accroissement du vignoble savoyard.
LES TEMPS MODERNES ET LE DÉCLIN
En 1885, la Savoie et la Haute Savoie détiennent 21 000 ha de vignes, soit l’équivalent du vignoble actuel de Bourgogne, produisant officiellement 500 000 hl de vin (24 hl/ha). Le savoyard aime le vin.
Pourtant, les signes annonciateurs du déclin existent déjà.
Le phylloxéra, petit insecte arrivé d’Amérique en 1863, ravage la totalité du vignoble européen en s’attaquant aux racines des vignes d’origines européennes (vitis vinifera).
On le constate officiellement en Savoie dès 1878. La meilleure parade, le greffage, s’impose à partir de 1890. D’autres crises sanitaires (mildiou en 1850 et oïdium en 1878) provoquent une augmentation des coûts de production et amorcent le phénomène de concentration des vignobles vers des zones de cultures moins sensibles.
Parallèlement, les progrès agronomiques réalisés à la fin du 19ème siècle accroissent dangereusement les récoltes. Au même moment, l’arrivée massive des vins du sud favorisée par l’extension des transports (train, bateau), déstabilise le marché local savoyard, abandonné quelques temps plutôt par la bourgeoisie au profit des paysans.
Tous les facteurs sont réunis pour encourager de graves crises de surproduction. (1887, 1907).
La mutation de la société rurale et agricole vers une société urbaine et de consommation accentue le déclin. L’industrialisation des vallées, et plus tard le tourisme, détournent les paysans de leurs terres. La coupe démographique relative à la première guerre mondiale et la planification du développement économique (AOC) de la première moitié du 20ème siècle portent le coup de grâce aux vignobles des hautes vallées de Savoie et Haute Savoie.
AUJOURD'HUI, LA FIN?
La restructuration viticole des Savoie commence dès 1942 avec la création de l'AOC Seyssel. Suivra en 1948, celle de l'AOC Crépy, et en 1949, le label VDQS sort la viticulture savoyarde de sa léthargie. En 1973, l'AOC arrête le secteur de production des vins de Savoie, sans y inclure les vignobles des hautes vallées (Maurienne, Tarentaise). Le syndicat des Vins de Pays d'Allobrogie décrété en 1975 (Indication Géographique Protégée "vins des allobroges" depuis 2011) oublie lui aussi les vignobles d'altitude.
Pourtant, le renouveau du vignoble savoyard trouve son origine dans le développement des sports d'hiver. La majeure partie de la production est consommée en station, où les touristes toujours en quête d'exotisme, savoure les nombreux crus de Savoie en accompagnement des spécialités locales.
Quant à lui, le vignoble de Tarentaise, aux pieds des pistes, est resté figé dans ce bouleversement. Il n'a pas su tirer profit de cette incroyable opportunité et s'est laissé dépérir, enseveli dans les friches, sous le regard indifférent des skieurs et des autochtones.
Toutefois, quelques vignerons héroïques continuent à entretenir avec passion leurs vignes (et par la même, les paysages) pour produire un vin de labeur, austère et authentique. Ce gout, loin des standards de la consommation de masse, a malheureusement détourné les nouvelles générations de ce patrimoine viticole, plutôt tournées vers la société des loisirs. Sur les 30 dernières années, on constate un abandon progressif des vignes cultivées.
A moyen terme, la vigne, qui fut partie intégrante des paysages alpins depuis plus de 2000 ans au même titre que les forêts d'épicéas et les alpages, aura disparu au profit de la friche.